Lundi
22 septembre 2014 : O Pedrouzo – Santiago puis Fisterra
Dès le réveil, j’ai conscience que ce jour
qui débute ne sera pas une journée comme les autres, que ce soir à l’arrivée,
le rituel sera différent. Et avant cette ultime étape, j’éprouve une petite
appréhension, une sensation assez proche de cette boule à l’estomac que
connaissent les étudiants pénétrant dans
une salle d’examen. Pourtant, aujourd’hui, je n’ai rien à craindre de
quiconque, je ne serai pas jugé, j’ai déjà réussi !
La plupart des pèlerins s’organisent pour que
la dernière étape soit courte, 10 kilomètres, pas davantage, de sorte d’arriver
assez tôt pour participer à la messe de midi. Étant donné que nous disposons de plusieurs jours avant
le retour, et qu’ainsi nous pourrons assister à d’autres messes, nous avons
préféré ne rien changer à notre rythme. Nous partons donc à l’horaire habituel.
Depuis quelques jours le chemin revêt le même
aspect, traversant forêts et pâturages.
Au départ ce matin, nous retrouvons ce décor bien agréable aux yeux mais également
au nez car les eucalyptus déversent dans l’air un parfum que l’on a beaucoup de
plaisir à respirer.
Le contournement de l’aéroport de Santiago
nous remet vite les pieds sur terre. La
transition paraît on ne peut plus brutale ; nous la recevons en pleine
figure. En l’espace de quelques minutes, nous venons de passer de la rêverie à
la réalité, de l’époque des templiers à la civilisation du 21e
siècle. Je viens de comprendre que le
chemin se trouve maintenant derrière, que devant, ce que l’on va désormais découvrir,
le modernisme, les infrastructures gigantesques, les innombrables commerces, ne
sont que la rançon incontournable de la notoriété acquise au fil des siècles
par la cité de l’apôtre. Mais pouvait-il en être autrement ?
Lavacolla, que nous traversons maintenant,
est le dernier petit village à avoir conservé l’aspect du passé. Il tient son
appellation au fait que le pèlerin, parvenant
ici, devait faire sa toilette dans la rivière pour être digne de rentrer dans
la ville et de se présenter à Saint Jacques. Aujourd’hui, si la petite rivière
coule toujours en bas du village, le rite a bien évidemment disparu. Les pèlerins
disposent sur tout le Camino des équipements nécessaires pour assurer propreté
et hygiène. Parfois, le modernisme peut avoir du bon !
Une dernière pente à gravir avant de
découvrir Santiago et enfin apercevoir les flèches de la cathédrale ; elle
nous conduit au Monte Gozo ou Montjoie, un site qui a acquis sa réputation en
1989, lorsque le pape Jean Paul II y a réuni 500 000 jeunes dans le cadre
des journées mondiales pour la jeunesse. Au sommet, un monument pyramidal y a
été érigé pour rappeler l’évènement.
Nous reprenons notre marche vers Santiago
qui n’est plus maintenant qu’à 1 ou 2
kilomètres. La ville s’est fortement étendue de
toutes parts, et pour atteindre son centre, le pèlerin doit parcourir
d’interminables trottoirs, traverser ronds-points, avenues, ponts. Ici c’est celui
qui enjambe la voie ferrée reliant Madrid à Santiago. Comment à ce moment ne
pas avoir une pensée pour toutes les victimes du train fou, dont nous
avons gardé en tête les images atroces
du déraillement.
Il est 14 heures lorsque nous pénétrons dans
le centre historique. Des pèlerins affluent de toutes parts, de toutes les ruelles, de
toutes les places, et nous nous trouvons soudainement entraînés dans un
véritable flot humain qui se dirige au pas de charge vers la cathédrale. Nous
sommes pris dans ce tourbillon qui nous emporte irrésistiblement et contre
lequel il serait vain de lutter. Nous débouchons sur la Praza de Cervantes,
puis nous nous engouffrons dans la rua
Acibecheria avant de traverser un long porche sous lequel un couple de jeunes
gens joue de la cornemuse. Je n’ai pas le temps de leur jeter ni un regard ni
une pièce tant le mouvement est rapide et l’esprit trop occupé à gérer les
émotions. Enfin arrive l’instant tant attendu, celui où l’on pénètre tous
ensemble sur la place de l’Obradoiro qui fait face à la cathédrale. Ce dénouement,
nous l’avions maintes fois évoqué sur les 1600 kilomètres du Chemin, nous l’avions imaginé. Dans notre tête, nous
l’avions répété comme on répète une pièce de théâtre, et peut-être
l’avions-nous trop répété pour qu’à cet instant, nos gestes et nos émotions
restent totalement naturels et spontanés. Et à ce moment, que j’avais supposé être le plus extraordinaire,
le plus magique du Chemin, paradoxalement,
j’éprouve soudain comme un soupçon de déception. Je ne prétendais pas recevoir l’accueil
fait au marathonien qui à l’issue de sa longue course en solitaire pénètre sur
le stade olympique sous les ovations du public, ni avoir droit à la fanfare et aux majorettes, mais là, il n’y
a rien, nous nous retrouvons seuls avec nous-mêmes, seuls sur cette immense
place de l’Obradoiro. Après un si long périple, j’attendais davantage,
j’attendais d’autres sensations, des sensations à la hauteur des efforts
fournis et des sacrifices consentis. Le compte n’y est pas, du moins, pas tout
à fait !
L’émotion
retombée, j’oublie vite ces quelques instants de trouble, et je rejoins les
amis. Nous nous embrassons, nous
nous congratulons, puis nous prenons le
temps d’admirer la beauté des lieux. Mon Dieu que c’est superbe ! Devant nous se dresse la cathédrale avec sa façade
baroque reposant sur un large escalier
de pierre. De grands bâtiments, moins prestigieux mais tout autant chargés
d’histoire, ferment la place sur ses trois autres côtés : au sud le
collège Saint-Jérôme, à l’ouest, face à la cathédrale, l’hôtel de ville
installée dans un ancien palais et au nord, « l’hostal dos Reyes
Catolicos » devenu hôtel Parador. Nous ne quittons pas l’endroit sans
auparavant, devant ce décor grandiose que nous offre la cathédrale, faire la photo qui
immortalisera ce moment exceptionnel. L’édifice est en cours de restauration
mais les architectes ont pris le soin de reproduire, sur les bâches qui le
recouvrent, l’image de la façade. Une belle prouesse technique.
Avant de pénétrer dans la cathédrale, je
tente de me souvenir du rituel que le pèlerin doit accomplir pour obtenir les
grâces qu’il est venu chercher ici. Il doit tout d’abord, pour remercier d’être
arrivé à bon port, et après avoir franchi le portail de la Gloire, enfoncer ses
cinq doigts dans le marbre du pilier en haut duquel repose une statue de l’apôtre.
Ensuite, il n’oubliera pas de cogner sa tête contre celle de la statue située
derrière le pilier. Elle représente Maître Matéo, le sculpteur du portail. Par
ce geste le pèlerin le remercie d’avoir exécuté un si beau travail.
Malheureusement, de ces deux premiers rites, nous n’en accomplirons aucun pour
cause de travaux, le pilier de la gloire étant encerclé d’une barrière qui le
rend inaccessible. Le troisième rite consiste à aller saluer le buste de Saint-Jacques qui repose sur le
maître-autel, une coutume ancestrale que
l’on appelle ici « faire l’abrazo ». le quatrième impose au pèlerin de se rendre dans la crypte située sous l’autel
pour se recueillir devant le reliquaire d’argent contenant ses restes. Au prix
d’une queue de quelques dizaines de minutes, nous les accomplissons les deux.
Un autre devoir, que je ne place pas dans
le rituel religieux mais qui néanmoins à son importance consiste pour le
pèlerin à récupérer sa Compostella, ce papier auquel
il peut désormais prétendre et qui atteste qu’il s’est rendu à pied (ou à
bicyclette) à Santiago. Elle est délivrée par l’office des pérégrinos situé à
proximité de la cathédrale. Nous nous y rendons, et prenons la queue pour
attendre notre tour. À ce moment de la journée, il faut patienter deux heures
pour obtenir le précieux sésame. Qu’importe, après un si long périple on peut
bien sacrifier un peu de temps ! C’est l’occasion pour nous de voir les pèlerins
sortir en brandissant leur Compostella, et surtout ceux que nous avons connus
sur le chemin : le toubib, Wips, Brigitte, et beaucoup d’autres. Nous
apercevons enfin ce bureau dans lequel ils sont établis. C’est un long comptoir
à la façon des banques d’autrefois. Une dizaine d’agents reçoivent
individuellement chacun de nous. Après un rapide contrôle de la crédencial, le
fonctionnaire y porte le dernier tampon avant de nous lancer un « félicitations » très administratif,
sans manifester à notre égard le moindre signe d’admiration. Je suis un peu déçu, car après un si long
parcours, nous pourrions espérer quelque chose d’un peu plus personnalisé, avec
un véritable échange. Mais étant donné le nombre de pèlerins, rapporté au
nombre d’agents, je comprends aisément qu’il ne puisse pas en être autrement.
Nous rejoignons notre hôtel situé à quelques
pas dans la calle do Vilar. Merci Jean-Patrick de nous l’avoir recommandé : il
est très bien placé, d’un bon confort et correct au niveau tarif. Nous dînons dans le quartier. Les restaurants
n’y manquent pas, ils se partagent les rues du centre historique avec les
boutiques de souvenirs.
Nous avons notre journée du lendemain pour
assister à la messe de midi et poursuivre les visites de la ville. Avant de rejoindre
les amis pour participer à la cérémonie, je m’installe un moment au sommet de
ce grand escalier qui surplombe la place de l’Obradoiro à observer le flot ininterrompu
de pèlerins qui s’y déverse. À travers les réactions de chacun, les regards,
les gestes, les comportements, je cherche à percevoir quelles sont leurs
émotions du moment. Sont-elles semblables aux miennes ? Cela est bien difficile
à dire mais je ressens tout de même, par la diversité des attitudes, une
impression de flottement chez beaucoup d’entre eux. Pour comprendre, il faut
expliquer ici que les pèlerins entrent sur la place par un « tunnel »
situé sur le côté droit de la cathédrale ; ce qu’ils aperçoivent donc
en premier en pénétrant sur la place
n’est pas la cathédrale mais une place immense envahie de pèlerins, certains en
groupe, d’autres posant pour la photo, d’autres encore couchés à même le sol. C’est
à cet instant que les attitudes de chacun peuvent être différentes. Les uns lancent un regard sur leur gauche pour découvrir
au plus vite la façade et les flèches de la cathédrale, d’autres prennent le
temps de balayer des yeux ce grand espace sur lequel ils viennent de pénétrer, d’autres
enfin se congratulent repoussant le moment où ils vont découvrir cet édifice qui
symbolise en quelque sorte la raison de leur périple.
Il
est maintenant 11 heures, l’heure de prendre place pour assister à la messe de
midi. Les queues commencent à se former pour accéder à la statue de l’apôtre et
à ses reliques. La cathédrale n’est pas particulièrement grande. Elle comporte
deux nefs en forme de croix avec le chœur à l’extrémité de la nef principale.
Nous avions visité les cathédrales de Burgos et de Leon : elles n’ont
rien à envier à celle de Santiago. Ici, les dimensions ne sont pas comparables,
l’architecture plus simple, les décors moins riches et moins nombreux. Nous
ressentons très vite que l’ambiance qui y règne est totalement différente, pas
de même nature. Là-bas c’étaient des touristes qui visitaient un monument, ici
c’est la foi qui transparaît, l’atmosphère est empreinte de recueillement. Il
faut se placer dans les bancs car ils se remplissent très vite. La messe débute
par des psaumes chantés par une sœur ; sa voix, d’une pureté et d’une clarté sans pareil, emplit la cathédrale.
Une quinzaine de prêtres, tous vêtus de
chasubles vertes, rejoignent le chœur pour la célébration de l’office. À la fin
de la messe, après l’eucharistie, nous avons droit au « botafumeiro », cet encensoir géant pesant une
cinquantaine de kilos, tiré par 8 hommes en tunique rouge pourpre, les « tiraboleiros ». J’avais lu
qu’il n’était utilisé que le dimanche et le vendredi soir ; étant un mardi,
je craignais donc que l’on ne puisse pas profiter de ce spectacle. C’est
impressionnant de voir ce lourd chaudron monter brusquement à 20 mètres de hauteur puis entamer sa course pendulaire au-dessus de la nef y
déversant des fumées d’encens. Ce rite se perpétue depuis 7 siècles. À l’origine
il avait pour vocation de purifier les pèlerins
tant sur le plan spirituel que corporel, aujourd’hui il s’est transformé en
une attraction que chacun tente
d’immortaliser à sa façon en prenant photos ou vidéos.
Nous avons profité de cette messe pour
exaucer les vœux de ce paysan de Galice qui nous avait confié 3 noix à déposer
à la cathédrale. Gaby introduit la
sienne dans le sac de la quête pour être certain qu’elle atteindra bien le
chœur, je place la mienne entre le mur et un sarcophage, à un endroit où je
pense qu’elle va demeurer de longues années encore. Marie-Jeanne a oublié sa
noix, elle la déposera sur un cairn à Fisterra. Mission accomplie ! À la
sortie de la messe, nous retrouvons le groupe des Canadiens. C’est l’occasion, comme ils disent
là-bas, de piquer encore une petite « jasette ».
Dans les rites à accomplir, il y en a un
dernier, celui de se rendre à Fisterra au bord de l’océan ; un lieu situé
à une centaine de kilomètres de Santiago. Certains pèlerins, les plus
courageux, s’y rendent à pied en 3 ou 4 jours. Pour notre part, nous avons
prévu d’en effectuer une partie en bus et de ne faire que la dernière étape à
pied. Elle ne compte que 16 kilomètres et longe l’océan : autant dire
que ce n’est pas la plus désagréable. Après une nuit passée à Cee, nous nous
mettons en route pour rejoindre Fisterra. Nous
y parvenons en fin de matinée, mais l’objectif final est encore un peu
plus loin, à Capo Fisterra, à 2 kilomètres. C’est là que, selon la légende, la
barque transportant l’apôtre et ses deux disciples se serait échouée.
Nous ne reprenons notre marche qu’en milieu
d’après-midi. Il n’y a pas urgence car le soleil à cette saison se couche vers
20h30 et là-bas, au bout de la terre, à part un phare et un bar, il n’y a strictement rien à visiter. Pour le fun et pour la photo,
je profite d’un foyer, allumé par un groupe de pèlerins entre des pierres, pour
y brûler un slip. Sans pour autant rentrer tout nu à
la maison, je tiens néanmoins
à perpétuer cette tradition qui veut que les jacquets au terme de leur périple
viennent ici y brûler leurs vêtements, un geste qui selon certains
symboliserait le changement de peau. Puis, assis sur les rochers, avec une
cinquantaine d’autres pèlerins, nous patientons jusqu’à profiter enfin de ce moment magique où le soleil s’enfonce doucement
dans la mer, laissant peu à peu l’obscurité s’installer autour de nous. Les
applaudissements de la foule me font sortir de la rêverie dans laquelle m’avait
plongé cette féerie. Avec l’astre qui disparaît à l’horizon, c’est un peu le
rideau qui vient de se baisser à la fin du spectacle. Je comprends alors
soudainement que c’est fini, que désormais tout cela est derrière moi.
Dernière borne! |
De retour à Santiago, nous passerons encore
deux jours dans la ville avant de reprendre le chemin, celui du retour à la
maison, du retour à la vraie vie.
C’est le moment de repenser à cette question
de Marie-Jeanne : « Compostelle
vous en pensez quoi ?». Je me sens effectivement maintenant un peu
plus armé pour y répondre. Maintes choses qui à l’époque n’étaient pour moi que
suppositions sont devenues réalités. Moi qui n’avais jamais chaussé une paire
de godillots, qui ne connaissais du cœur de la France et de l’Espagne que les
accotements des routes et autoroutes,
qui venais d’achever une carrière professionnelle dans laquelle tout était
normé, hiérarchisé, planifié, budgété, j’ai découvert qu’il pouvait exister, au
moins pour un temps, une autre manière de conduire sa vie, une manière simple,
faisant fi de l’argent, des biens matériels, du rang social et de toutes ces
contraintes qui nous compliquent et nous polluent tant la vie.
Le Chemin nous
transforme, nous façonne, il nous rend humble, il nous imprègne d’un fluide
mystérieux issu d’une étonnante alchimie qui fait qu’il y a inévitablement pour
chacun de nous un avant et un après, cet
après qui pousse tant de pèlerins à reprendre le bâton. Combien sont repartis
pour retrouver les sensations du Chemin,
sa simplicité, pour communier de nouveau avec lui, pour revivre l’aventure. Je
viens tout juste d’achever le mien que je sens déjà grandir en moi cette folle
envie de recommencer, certainement ailleurs et autrement, mais avec l’espoir de
retrouver des joies et des instants de bonheur comme ceux que j’ai vécus et qui
resteront gravés dans ma mémoire. Il y a effectivement des moments que l’on ne
peut pas oublier, que je n’oublierai jamais, des moments de fête, des moments
de joie, des moments d’émotion, mais aussi des moments de souffrance. Comment
oublier la soirée de Navarrenx avec nos amis alsaciens, le repas chez le Basque
d’Ostabat, la bénédiction à l’église de Carrion de los Condes, la voix de cette
petite sœur faisant vibrer les murs dans la cathédrale de Santiago ?
Comment oublier ces paysages traversés, ces rencontres, ces visages, toutes ces
anecdotes que j’ai rapportées dans ce livre ?
Le Chemin représente à lui seul une véritable richesse
et si j’ai éprouvé un besoin profond de le raconter, c’est pour ne rien en
perdre, le faire partager et qui sait, peut être donner envie.
Je
voulais faire quelque chose de pas ordinaire et j’ai réalisé quelque chose
d’extraordinaire.
Ultreïa !
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