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jeudi 30 août 2018

Préambule





   Nous sommes en septembre 2010, Marie-Jeanne et Gaby, les amis de toujours, dînent à la maison. Nous nous connaissons et nous nous apprécions suffisamment pour aborder sans retenue toutes sortes de sujets : qu’ils soient personnels, politiques, religieux, et que sais-je encore.  Sur beaucoup de points nous partageons les mêmes convictions, et rares sont les questions pour lesquelles nous avons constaté de profondes  divergences d’opinions.  À la fin du repas, entre la poire et le fromage, au moment où les esprits sont le plus libérés,  Marie-Jeanne lance de manière abrupte cette petite phrase sibylline : « Compostelle, vous en pensez quoi ? ».  De quoi veut- elle parler ?  Que nous lui donnions notre avis sur ce phénomène de société qui prend aujourd’hui un essor considérable,  ou alors est-ce une invitation à endosser l’habit du pèlerin pour rejoindre Santiago ? Le doute est complètement levé lorsqu’elle ajoute : « depuis des années je rêve de faire ce pèlerinage ». Voilà, le décor est planté !
    Je connais bien Marie-Jeanne pour nous faire quelques fois des propositions qui conduisent hors des sentiers battus, qui nous sortent de la routine et je lui en sais gré, mais sur ce coup là  ma première pensée est de me dire : « qu’est-ce qu’elle nous a encore inventé ?».  Mais je me garderai bien de lui lancer une telle repartie. La question paraît trop importante pour ne pas y apporter une réponse qui serait le juste reflet de mes idées.  À vrai dire, je n’y avais jamais pensé,  je ne l’avais jamais envisagé, car dans mon esprit cela constituait un challenge bien au-dessus  de mes capacités, tant physiques que morales.  Je m’étais fait à cette idée à la suite du récit d’un ami, qui rentrait de Santiago. Parti du Puy-en-Velay il avait  parcouru d’une traite les 1600 kilomètres qui l’ont conduit à la cité de l’apôtre. Il m’avait alors décrit ce qui faisait son quotidien, les étapes de 30 à 40 km, les départs matinaux à la lumière d’une lampe frontale, les intempéries, les conditions de vie très spartiates dans les gîtes, la promiscuité, les difficultés à trouver le sommeil, les douleurs, les moments de doute, de spleen…  J’avais alors admiré son courage mais sans ressentir à ce moment un quelconque appétit pour une telle « aventure » et j’avais donc refermé le dossier, pensant ne jamais avoir à le rouvrir.
    Ce soir, je me dois  alors d’être prudent vis-à-vis de Marie-Jeanne. Elle vient d’aborder un sujet important.  Elle  ne l’a pas lancé par hasard,  il semble lui tenir à cœur, alors je n’ai pas le droit de balayer tout cela d’un simple  revers, d’une boutade qui risquerait d’enterrer à jamais le projet. Je lui explique que sur le principe j’y serais favorable, que cela correspond aussi à un besoin que j’ai en moi de profiter de la retraite pour réaliser quelque chose qui sorte de l’ordinaire et que, par ailleurs, les dimensions « sportives », spirituelles et religieuses d’un tel projet sont en parfait accord avec mes attentes et mes convictions. Poursuivant, je lui précise immédiatement qu’aux échos que j’en ai eus, il y a beaucoup d’aspects que personnellement j’aurais du mal à supporter.  Nous évoquons tout cela, en discutons librement et, tout en chassant les a priori, cherchons des parades à ce que je considère pour ma part constituer des contraintes rédhibitoires.  Par rapport aux distances quotidiennes nous convenons qu’il faudrait se limiter à une vingtaine de kilomètres, concernant les hébergements, qu’il serait préférable de privilégier les gîtes privés ou les pensions par rapport aux gîtes communaux, qu’il serait souhaitable d’effectuer le pèlerinage sur 3 ou 4 ans...  C’est ainsi qu’au fil de la discussion un projet s’échafaude, que ce qui était jusque-là  inenvisageable devient possible.
     Pour cette  soirée,  nous laisserons la réflexion à ce niveau, mais la reprendrons régulièrement à chacune de nos rencontres. Marie-Jeanne, qui a déjà lu quelques livres sur le sujet, dont   « En avant, route !», d’Alix de Saint André, me les confie, histoire de faire mûrir chez moi  l’envie du Chemin.  Elle est convaincue, elle maintient et renforce la pression. Gaby reste sur l’expectative, pensant ne pas avoir la condition physique nécessaire pour effectuer un tel périple. Mon épouse sait d’emblée qu’elle ne pourra pas participer au pèlerinage étant donné les difficultés qu’elle éprouve à marcher sur de longues distances. Quant à moi, les choix que nous avons faits ayant balayé tous  mes a priori,  je ne ressens désormais plus qu’un  profond  enthousiasme et une grande joie à l’idée de prendre le Chemin.
  C’est ainsi que, quelques mois plus tard, après avoir étudié le projet sous ses différents aspects, nous décidons de vivre ensemble cette grande aventure.
  De la décision à la mise en œuvre un grand pas reste à faire.  Il est bien évident que l’on ne part pas pour Compostelle comme on se rendrait au supermarché du coin pour y faire ses courses. Pour nous, un tel projet sort complètement du cadre de ce que l’on sait faire, de ce que l’on maîtrise, et un minimum de préparation est indispensable si on veut éviter toute déconvenue ; un domaine dans lequel pour moi tout reste à découvrir.
   Tout d’abord sur le plan physique : même si chacun de nous trois a gardé un minimum d’activité physique et ainsi conservé « la forme », le challenge que nous nous proposons de relever va bien au-delà de ces quelques heures de vélo ou de jogging que l’on peut faire chaque dimanche matin. Vingt à trente kilomètres par jour représentent 6 à 7 heures de marche quasiment ininterrompue et ce avec un renouvellement quotidien. Avec les amis nous avons donc effectué quelques répétitions sur des distances semblables et avec un équipement correspondant au plus près  à celui du parfait pèlerin : chaussures de marche, bâtons, sac à dos lesté à une dizaine de kilogrammes…. afin de tester nos capacités et en même temps de roder nos godillots. Même s’il y a eu quelques courbatures les lendemains on peut affirmer que le résultat a été probant : bon pour le service pourrait-on dire !
   Par ailleurs il faut songer à l’équipement, ce que l’on doit emporter avec soi pour vivre en quasi-autonomie durant plusieurs semaines. La facilité apparente consisterait à se suréquiper pour ne pas craindre de manquer, mais là il y a un garde-fou de taille : le sac, par son volume et son poids. Nous avons la chance aujourd’hui de trouver sur la toile toutes les réponses aux questions que l’on peut se poser à ce sujet ; nombreux sont les sites ou les blogs qui fournissent des listes exhaustives de ce qu’il ne faut pas oublier précisant les quantités et le poids de chaque élément. De ces enseignements je m’étais fait à l’idée qu’un sac de 50 litres, chargé à 10 kilos maximum constituerait pour moi la bonne mesure. 
   Concernant le calendrier et tenant compte des contraintes de chacun de nous, de la météo, facteur qu’il ne faut surtout  pas négliger, nous avons choisi de partir en septembre, une époque où le risque de canicule est derrière nous,  les journées souvent ensoleillées et encore suffisamment longues pour ne pas devoir débuter ou achever la marche à la lumière d’une lampe frontale.  
  À ce niveau de la réflexion, il reste encore un point à définir et pas le moindre puisqu’il concerne l’itinéraire et donc en conséquence le lieu du départ. En France 4 chemins principaux  sont empruntés par les pèlerins pour se rendre au tombeau de l’Apôtre ; dans les guides et les différents ouvrages qui traitent du sujet, ces itinéraires sont identifiés du nom de la ville de départ : Vézelay, Tours, Le Puy-en-Velay et Arles, chacun de ces points constituant lui-même une jonction entre différents chemins secondaires situés en amont et fréquentés par des marcheurs originaires de Belgique, d’Allemagne, de Suisse, d’Italie…, car si ces villes françaises sont des points de départ, beaucoup de pèlerins, ceux qui souhaitent effectuer un pèlerinage authentique, à la dure, chaussent leurs godillots devant leur porte, là où ils habitent avec leur famille. Pour nous le choix de l’itinéraire ne prêtera pas à débat ; d’emblée nous décidons de partir du Puy-en-Velay et de suivre ce parcours que l’on appelle la «Via Podiensis » ; différentes raisons nous orientent vers ce choix : c’est la voie la plus fréquentée, la mieux équipée sur le plan des hébergements  et de la restauration et surtout elle traverse des paysages à la beauté exceptionnelle : les volcans du Velay, les magnifiques plateaux de l’Aubrac, la vallée du lot avec des villes plus jolies les unes que les autres, les terres du Quercy avant de faire découvrir au marcheur les collines de Gascogne. Outre la splendeur de ces paysages, cet itinéraire révèle au pèlerin une richesse architecturale incomparable, lui faisant découvrir des monuments remarquables tels l’abbatiale Sainte Foy à Conques, la collégiale de La Romieu, l’abbaye Saint Pierre de Moissac et bien d’autres merveilles encore ; à cela s’ajoute une dernière raison qui le différencie de tous les autres : c’est celui que l’on nomme « le Chemin historique », celui qui  en l’an 950  a été emprunté par le premier pèlerin français, Monseigneur Godescalc alors évêque au Puy-en-Velay. 

Notre  premier objectif consiste donc  à rejoindre notre lieu de départ : le Puy-en-Velay. C’est dans cette ville du département de la Haute-Loire que  débute en effet la  Via Podiensis,  un itinéraire qui s’appuie sur le GR65 et qui rejoint les chemins venus de Tours et de Vézelay  à Ostabat, au pied des Pyrénées. Venant de Franche Comté, s’y rendre par les transports publics n’est pas chose aisée, alors c’est en voiture que nous rallions notre point de départ.  Nous parvenons au Puy vers 13 h après 6 heures de route et un sandwich  en guise de déjeuner.  Nous garons la voiture au grand séminaire où nous avions pris soin de réserver une place ; c’est là que nous rencontrons un prêtre-médecin qui nous accueille et qui a vite compris, à la vue de  notre barda et de nos allures de randonneurs empruntés,  que nous allions demain nous élancer sur le Chemin et que nous étions probablement novices en la matière.  Il nous raconte avoir fait le pèlerinage deux mois auparavant, en 63 jours,  nous fait part de son expérience et nous prodigue quelques précieux  conseils tel un père faisant des recommandations à ses fils. Je ne me souviens pas de tous, seulement de quelques-uns ; il nous enseigne par exemple  que le plus important sur le chemin, ce sont les pieds. Il nous recommande de leur apporter la plus grande attention et notamment de prendre la douche le soir plutôt que le matin au réveil pour éviter d’attendrir les chairs et ainsi de les rendre plus vulnérables aux frottements de la chaussure. Sur un tout autre chapitre il nous confie : « sur le Chemin vous trouverez des gens bien avec lesquels on a plaisir à faire route ensemble et échanger quelques propos, sur notre vie, notre famille, nos motivations…, mais vous trouverez aussi des casse-pieds, beaucoup de casse-pieds ; alors là », nous dit-il, « vous avez deux solutions : ou marcher  plus rapidement qu’eux ou marcher moins vite ». Nous prenons bonne note du conseil et le quittons en le remerciant de ses recommandations.
 La voiture parquée, reste à trouver maintenant notre lieu d’hébergement. Marie-Jeanne, qui s’est chargée d’organiser complètement cette première journée, nous a réservé une chambre au  gîte des sœurs de Saint François ; une demeure   située à proximité du parking et qui occupe les murs d’un ancien couvent. Mais dans le centre de la vieille ville, se rendre à ce lieu se révèle particulièrement difficile, d’autant que le GPS n’est en la circonstance d’aucune utilité, car il ne connaît pas toutes les ruelles du quartier. Nous y parvenons enfin et nous voilà maintenant soulagés de nos bagages et prêts pour une visite de la ville ; une visite qui débute à l’Eglise Saint-Michel, édifiée au sommet d’un piton volcanique. Pour y accéder il nous faut gravir les 265 marches d’un escalier taillé à même la paroi rocheuse ; une bonne mise en jambe pour demain !  Puis c’est la  découverte  de la cathédrale Notre-Dame-de-l’Annonciation qui se dresse sur un promontoire, lui conférant une architecture originale, car si le chœur repose directement sur le rocher, les travées quant à elles ont été édifiées sur le vide au-dessus de hauts piliers qui permettent de compenser le dénivelé. Sur le maître-autel repose la statue de la Vierge noire du Puy. L’actuelle effigie remplace celle qui aurait été offerte par Saint Louis et détruite à la Révolution française. Beaucoup d’incertitude demeure encore quant à son histoire et à l’origine de couleur noire du visage de la Vierge. 
Nous  profitons de notre passage à proximité de la sacristie pour y faire l’achat de nos crédencials, ces passeports que chaque jour nous ferons  tamponner par les hébergeurs pour attester de notre passage. Ce document présente un double objectif : d’une part il nous permet d’être identifié en tant que pèlerin et à ce titre de bénéficier des quelques privilèges associés à ce statut : accès aux gîtes, menu du pèlerin dans les restaurants… et d’autre part d’obtenir à l’issue du pèlerinage la célèbre Compostella, ce diplôme qui certifie que nous avons bien réalisé l’ensemble du parcours. Même si ce parchemin, délivré par l’Office des Pérégrinos de Santiago, ne constitue pas l’unique mobile qui pourrait justifier un si long périple, il fait partie intégrante du rituel et tout pèlerin éprouve une certaine fierté à l’arborer à son retour.  
 Après une Leff (il  y en aura beaucoup d’autres sur le parcours) et un repas en terrasse (où nous nous faisons escroquer de dix euros, heureusement Gaby sait compter), nous regagnons nos chambres car demain il faudra se lever tôt pour ne pas être en retard à la messe. Les locaux sont très propres et bien tenus par les sœurs. Pour la première fois de ma vie, je découvre ce qu’est un « sac à viande » :  à vrai dire ce n’est pas très confortable mais il faudra bien s’y habituer, car dans les gîtes les draps sont rarement fournis.