Nous sommes en septembre 2010, Marie-Jeanne
et Gaby, les amis de toujours, dînent à la maison. Nous nous connaissons et
nous nous apprécions suffisamment pour aborder sans retenue toutes sortes de
sujets : qu’ils soient personnels, politiques, religieux, et que
sais-je encore. Sur beaucoup de points
nous partageons les mêmes convictions, et rares sont les questions pour lesquelles
nous avons constaté de profondes divergences d’opinions. À la fin du repas, entre la poire et le
fromage, au moment où les esprits sont le plus libérés, Marie-Jeanne lance de manière abrupte cette
petite phrase sibylline : « Compostelle,
vous en pensez quoi ? ». De
quoi veut- elle parler ? Que nous lui donnions
notre avis sur ce phénomène de société qui prend aujourd’hui un essor
considérable, ou alors est-ce une
invitation à endosser l’habit du pèlerin pour rejoindre Santiago ? Le doute est
complètement levé lorsqu’elle ajoute : « depuis des années je rêve de faire ce pèlerinage ». Voilà, le
décor est planté !
Je connais bien Marie-Jeanne pour nous
faire quelques fois des propositions qui conduisent hors des sentiers battus,
qui nous sortent de la routine et je lui en sais gré, mais sur ce coup là ma première pensée est de me dire : «
qu’est-ce qu’elle nous a encore inventé ?».
Mais je me garderai bien de lui lancer une telle repartie. La question paraît
trop importante pour ne pas y apporter une réponse qui serait le juste reflet
de mes idées. À vrai dire, je n’y avais
jamais pensé, je ne l’avais jamais
envisagé, car dans mon esprit cela constituait un challenge bien au-dessus de mes capacités, tant physiques que
morales. Je m’étais fait à cette idée à
la suite du récit d’un ami, qui rentrait de Santiago. Parti du Puy-en-Velay il
avait parcouru d’une traite les 1600
kilomètres qui l’ont conduit à la cité de l’apôtre. Il m’avait alors décrit ce
qui faisait son quotidien, les étapes de 30 à 40 km, les départs matinaux à la
lumière d’une lampe frontale, les intempéries, les conditions de vie très
spartiates dans les gîtes, la promiscuité, les difficultés à trouver le
sommeil, les douleurs, les moments de doute, de spleen… J’avais alors admiré son courage mais sans
ressentir à ce moment un quelconque appétit pour une telle « aventure » et
j’avais donc refermé le dossier, pensant ne jamais avoir à le rouvrir.
Ce soir, je me dois alors d’être prudent vis-à-vis de
Marie-Jeanne. Elle vient d’aborder un sujet important. Elle
ne l’a pas lancé par hasard, il
semble lui tenir à cœur, alors je n’ai pas le droit de balayer tout cela d’un
simple revers, d’une boutade qui risquerait
d’enterrer à jamais le projet. Je lui explique que sur le principe j’y serais
favorable, que cela correspond aussi à un besoin que j’ai en moi de profiter de
la retraite pour réaliser quelque chose qui sorte de l’ordinaire et que, par
ailleurs, les dimensions « sportives », spirituelles et religieuses
d’un tel projet sont en parfait accord avec mes attentes et mes convictions. Poursuivant,
je lui précise immédiatement qu’aux échos que j’en ai eus, il y a beaucoup
d’aspects que personnellement j’aurais du mal à supporter. Nous évoquons tout cela, en discutons
librement et, tout en chassant les a priori, cherchons des parades à ce que je
considère pour ma part constituer des contraintes rédhibitoires. Par rapport aux distances quotidiennes nous
convenons qu’il faudrait se limiter à une vingtaine de kilomètres, concernant
les hébergements, qu’il serait préférable de privilégier les gîtes privés ou
les pensions par rapport aux gîtes communaux, qu’il serait souhaitable d’effectuer
le pèlerinage sur 3 ou 4 ans... C’est
ainsi qu’au fil de la discussion un projet s’échafaude, que ce qui était jusque-là inenvisageable devient possible.
Pour cette soirée, nous laisserons la réflexion à ce niveau, mais
la reprendrons régulièrement à chacune de nos rencontres. Marie-Jeanne, qui a
déjà lu quelques livres sur le sujet, dont
« En avant, route !»,
d’Alix de Saint André, me les confie, histoire de faire mûrir chez moi l’envie du Chemin. Elle est convaincue, elle maintient et
renforce la pression. Gaby reste sur l’expectative, pensant ne pas avoir la
condition physique nécessaire pour effectuer un tel périple. Mon épouse sait
d’emblée qu’elle ne pourra pas participer au pèlerinage étant donné les
difficultés qu’elle éprouve à marcher sur de longues distances. Quant à moi,
les choix que nous avons faits ayant balayé tous mes a priori,
je ne ressens désormais plus qu’un
profond enthousiasme et une
grande joie à l’idée de prendre le Chemin.
C’est ainsi que, quelques mois plus tard, après
avoir étudié le projet sous ses différents aspects, nous décidons de vivre ensemble
cette grande aventure.
De la décision à la mise en œuvre un grand
pas reste à faire. Il est bien évident
que l’on ne part pas pour Compostelle comme on se rendrait au supermarché du
coin pour y faire ses courses. Pour nous, un tel projet sort complètement du
cadre de ce que l’on sait faire, de ce que l’on maîtrise, et un minimum de
préparation est indispensable si on veut éviter toute déconvenue ; un domaine
dans lequel pour moi tout reste à découvrir.
Tout d’abord sur le plan physique :
même si chacun de nous trois a gardé un minimum d’activité physique et ainsi
conservé « la forme », le challenge que nous nous proposons de relever
va bien au-delà de ces quelques heures de vélo ou de jogging que l’on peut
faire chaque dimanche matin. Vingt à trente kilomètres par jour représentent 6
à 7 heures de marche quasiment ininterrompue et ce avec un renouvellement
quotidien. Avec les amis nous avons donc effectué quelques répétitions sur des
distances semblables et avec un équipement correspondant au plus près à celui du parfait pèlerin : chaussures
de marche, bâtons, sac à dos lesté à une dizaine de kilogrammes…. afin de
tester nos capacités et en même temps de roder nos godillots. Même s’il y a eu
quelques courbatures les lendemains on peut affirmer que le résultat a été probant :
bon pour le service pourrait-on dire !
Par ailleurs il faut songer à l’équipement,
ce que l’on doit emporter avec soi pour vivre en quasi-autonomie durant
plusieurs semaines. La facilité apparente consisterait à se suréquiper pour ne
pas craindre de manquer, mais là il y a un garde-fou de taille : le sac, par
son volume et son poids. Nous avons la chance aujourd’hui de trouver sur la
toile toutes les réponses aux questions que l’on peut se poser à ce sujet ; nombreux
sont les sites ou les blogs qui fournissent des listes exhaustives de ce qu’il
ne faut pas oublier précisant les quantités et le poids de chaque élément. De
ces enseignements je m’étais fait à l’idée qu’un sac de 50 litres, chargé à 10
kilos maximum constituerait pour moi la bonne mesure.
Concernant le calendrier et tenant compte
des contraintes de chacun de nous, de la météo, facteur qu’il ne faut surtout pas négliger, nous avons choisi de partir en
septembre, une époque où le risque de canicule est derrière nous, les journées souvent ensoleillées et encore
suffisamment longues pour ne pas devoir débuter ou achever la marche à la
lumière d’une lampe frontale.
À ce niveau de la réflexion, il reste encore
un point à définir et pas le moindre puisqu’il concerne l’itinéraire et donc en
conséquence le lieu du départ. En France 4 chemins principaux sont empruntés par les pèlerins pour se rendre
au tombeau de l’Apôtre ; dans les guides et les différents ouvrages qui
traitent du sujet, ces itinéraires sont identifiés du nom de la ville de
départ : Vézelay, Tours, Le Puy-en-Velay et Arles, chacun de ces points
constituant lui-même une jonction entre différents chemins secondaires situés
en amont et fréquentés par des marcheurs originaires de Belgique, d’Allemagne,
de Suisse, d’Italie…, car si ces villes françaises sont des points de départ,
beaucoup de pèlerins, ceux qui souhaitent effectuer un pèlerinage authentique, à
la dure, chaussent leurs godillots devant leur porte, là où ils habitent avec leur
famille. Pour nous le choix de l’itinéraire ne prêtera pas à débat ;
d’emblée nous décidons de partir du Puy-en-Velay et de suivre ce parcours que
l’on appelle la «Via Podiensis » ; différentes raisons nous orientent
vers ce choix : c’est la voie la plus fréquentée, la mieux équipée sur le
plan des hébergements et de la
restauration et surtout elle traverse des paysages à la beauté
exceptionnelle : les volcans du Velay, les magnifiques plateaux de
l’Aubrac, la vallée du lot avec des villes plus jolies les unes que les autres,
les terres du Quercy avant de faire découvrir au marcheur les collines de
Gascogne. Outre la splendeur de ces paysages, cet itinéraire révèle au pèlerin une
richesse architecturale incomparable, lui faisant découvrir des monuments remarquables tels
l’abbatiale Sainte Foy à Conques, la collégiale de La Romieu, l’abbaye Saint
Pierre de Moissac et bien d’autres merveilles encore ; à cela s’ajoute une
dernière raison qui le différencie de tous les autres : c’est celui que
l’on nomme « le Chemin historique », celui qui en l’an 950 a été emprunté par le premier pèlerin
français, Monseigneur Godescalc alors évêque au Puy-en-Velay.
Notre premier objectif consiste donc à rejoindre notre lieu de départ : le
Puy-en-Velay. C’est dans cette ville du département de la Haute-Loire que débute en effet la Via Podiensis, un itinéraire qui s’appuie sur le GR65 et qui
rejoint les chemins venus de Tours et de Vézelay à Ostabat, au pied des Pyrénées. Venant de
Franche Comté, s’y rendre par les transports publics n’est pas chose aisée,
alors c’est en voiture que nous rallions notre point de départ. Nous parvenons au Puy vers 13 h après 6 heures
de route et un sandwich en guise de
déjeuner. Nous garons la voiture au
grand séminaire où nous avions pris soin de réserver une place ; c’est là
que nous rencontrons un prêtre-médecin qui nous accueille et qui a vite compris,
à la vue de notre barda et de nos allures
de randonneurs empruntés, que nous
allions demain nous élancer sur le Chemin et que nous étions probablement novices
en la matière. Il nous raconte avoir fait
le pèlerinage deux mois auparavant, en 63 jours, nous fait part de son expérience et nous
prodigue quelques précieux conseils tel
un père faisant des recommandations à ses fils. Je ne me souviens pas de tous,
seulement de quelques-uns ; il nous enseigne par exemple que le plus important sur le chemin, ce sont
les pieds. Il nous recommande de leur apporter la plus grande attention et
notamment de prendre la douche le soir plutôt que le matin au réveil pour
éviter d’attendrir les chairs et ainsi de les rendre plus vulnérables aux
frottements de la chaussure. Sur un tout autre chapitre il nous confie : « sur le Chemin vous trouverez des gens bien
avec lesquels on a plaisir à faire route ensemble et échanger quelques propos, sur
notre vie, notre famille, nos motivations…, mais vous trouverez aussi des
casse-pieds, beaucoup de casse-pieds ; alors là », nous dit-il, « vous avez deux solutions : ou
marcher plus rapidement qu’eux ou
marcher moins vite ». Nous prenons bonne note du conseil et le quittons en
le remerciant de ses recommandations.